- Albert le Grand (Philosophie d’)
- Philosophie d’Albert le GrandChez Albert pourtant, la philosophie aristotélicienne, dont il prétend être le fidèle interprète, sans prendre aucunement parti pour elle, se juxtapose à la théologie plutôt qu’elle ne se coordonne avec elle. La philosophie des « péripatéticiens », au reste, est, aux yeux d’Albert, non seulement celle qui est contenue dans les livres d’Aristote, mais celle du livre Des causes et des Arabes, et tout particulièrement dans l’interprétation de Farâbi et d’Avicenne. La « philosophie péripatéticienne », ainsi conçue, s’oppose à celle de Platon, qu’Albert rapproche d’Épicure pour son polythéisme : Albert se soucie peu du Timée ; elle s’oppose aussi à la doctrine d’Avicébron. Le jugement d’Albert sur l’auteur de la Source de vie nous fait parfaitement comprendre son attitude en philosophie : s’il y avait un point sur lequel Avicébron s’accordait avec le christianisme et s’opposait au « péripatétisme », c’était bien dans la doctrine de la création : il admet que Dieu, par sa volonté, crée simultanément plusieurs choses, tandis que, d’après les Arabes, Dieu produit non par sa volonté mais par son essence, et, étant un agent unique, ne peut produire qu’une chose unique ; la doctrine d’Avicébron a beau être celle des théologiens, Albert l’attaque, parce qu’il la propose en philosophe, comme une doctrine qui ne s’accorde pas avec les règles de la philosophie. Il entre ainsi en conflit avec les Augustiniens, pour qui la philosophie n’était qu’un moment ou un épisode de la théologie : il est sévère pour ceux « qui confondent la philosophie avec la théologie... Les choses théologiques ne s’accordent pas, dans leurs principes, avec les choses philosophiques ; car la théologie est fondée sur la révélation et sur l’inspiration, non sur la raison. Nous ne pouvons donc, en philosophie, discuter de questions théologiques ». Il semblerait que la philosophie et la théologie sont comme des jeux qui ont chacun des règles absolument conventionnelles, mais qu’on ne doit pas confondre et dont on ne doit pas se départir, si l’on veut jouer.Toutefois, Albert répète avec insistance que c’est dans ses livres de théologie et non pas de philosophie qu’il faut chercher sa propre opinion et ce qu’il croit être la vérité : il est donc bien difficile, pour ne pas dire impossible, de parler de la « philosophie » d’Albert le Grand. Dans la Physique, le premier des commentaires d’Aristote qu’il ait écrit, il adopta l’attitude de Maïmonide au sujet de la question de l’éternité du monde : après avoir cherché des raisons philosophiques contre l’éternité et en faveur de la création, il conclut : « Aucune de ces deux opinions ne saurait être démontrée ; on la peut seulement appuyer de raisons probables. » Mais il n’en est pas resté du tout à ce probabilisme. Dans les commentaires suivants, en particulier dans la Métaphysique, il enseigna avec un grand luxe de détail la théorie avicennienne des intelligences motrices des cieux et de leur production, mais, dans les Sentences, il fait grief à ces « fous » qui ont assimilé ces intelligences motrices aux anges, et il traite la doctrine d’« erreur maudite ».Bon gré mal gré, Albert devait donc prendre parti, lorsque la philosophie, avec ses règles, s’oppose à la foi. Toutefois, il est au moins un cas dans lequel il s’est efforcé de construire une théorie philosophique qui répondît en même temps aux conditions de la foi : il s’agit du problème de l’individuation, duquel dépendait celui de la destinée des âmes après la mort. Il semble bien que le péripatétisme devait, en suivant ses principes, résoudre cette question par la négation de l’immortalité personnelle de l’âme. En effet, selon les péripatéticiens, dans le composé de forme et de matière, qui constitue l’être concret, la forme est spécifique, et c’est la matière qui est le principe d’individuation : donc l’homme, composé de l’âme comme forme et du corps comme matière, doit à son corps une individualité qui périt avec lui. Ajoutons que l’homme, en pensant, ne peut penser que l’universel ; or puisque, dans l’intelligence, chose pensante et chose pensée ne font qu’un, il faut admettre qu’il n’y a qu’une seule intelligence en tous les hommes : c’est nier la croyance essentielle du christianisme à la destinée personnelle. Albert connaît aussi la solution qu’on en donnait chez les Franciscains et même chez bien des Dominicains à son époque, qui attribuaient l’individualité à la forme et admettaient au surplus une matière. Albert tient au principe de l’individuation par la matière : « La matière accompagne tout ce qui est telle chose déterminée, car c’est elle qui est le principe qui confère à cette chose son individualité ; elle accompagne tout ce qui se montre comme une chose déterminée, car c’est elle qui, dans les substances sensibles, est déterminée par la quantité et par la qualité sensibles. Ni l’un ni l’autre ne se rencontrent dans la forme ; s’ils se rencontrent tous deux dans une substance composée de matière et de forme, ils s’y trouvent à cause de la matière. » Il s’ensuivrait que l’individualité des substances spirituelles, qui sont sans matière, reste inexplicable à la philosophie, tout en étant assurée par la foi ; ici Albert, guidé d’ailleurs par le précédent de Guillaume d’Auvergne, cherche une solution philosophique : dans les substances séparées, comme les anges, il admet une composition qui, sans être celle de forme et de matière, à la même efficacité pour expliquer l’individuation : c’est celle du quod est, sujet de l’existence, et du quo est ou esse, principe par lequel l’être existe ; cette distinction, qui est de Boèce, répond à la distinction, familière à Avicenne, entre le possible et le nécessaire ; « c’est parce que le possible dépend d’autre chose, à savoir de la cause première, qu’il est dit possible en soi ; et il particularise et divise le principe de l’être (le quo est), qui, de soi, est commun, comme l’est toute forme ». Mais la distinction du quod est et du quo est ne répond pas du tout aux arguments par lesquels les Arabes affirmaient l’unité de tous les intellects humains : question grave sur laquelle, après avoir exposé les opinions des péripatéticiens et de Platon, Albert croit indispensable de poser sa propre opinion « parce que, dit-il, je repousse absolument, dans cette question, les formules des docteurs latins ». Albert, pourtant, ne donne aucune solution dans son Commentaire du De anima : car ce n’est pas une solution de dire que l’intelligence, étant la faculté d’une âme qui est unie au corps par ses facultés sensibles et végétatives, et dont cette union fait un individu, est individualisée par là même ; et il reste, d’après Albert même, que « les intellects sont un en tant qu’intellects et ne sont multiples qu’en tant qu’affectés à ceux-ci ou à ceux-là ». Dans le De unitate intellectus, Albert le Grand fait valoir la force des arguments que l’on donne contre la distinction des intellects : comment l’intellect, universel par nature, et lieu des intelligibles, pourrait-il se limiter dans un lieu déterminé ? Et finalement, c’est « parce que nous supposons comme prouvée, par ailleurs, l’immortalité des âmes raisonnables, qui restent multiples après la mort », que nous sommes forcés d’admettre que « l’âme raisonnable et intellectuelle se multiplie selon le nombre des individus ». Il paraît donc bien qu’il y a là un renoncement à résoudre philosophiquement la question. Et, en effet, Albert ne trouve pas de solution dans la voie de l’aristotélisme, mais il paraît plutôt la chercher dans le néoplatonisme du De causis : il voit, dans la multiplicité des intelligences, le résultat de cette loi générale d’émanation, selon laquelle le multiple sort de l’Un : « Il y a un intellect absolument séparé, c’est l’intellect de l’Intelligence, dont l’intelligence humaine est une sorte d’image;... l’intelligence de l’homme est en elle comme des lumières inférieures sont contenues dans une lumière supérieure dont, par influence, elles reçoivent formes et mouvements ; cette influence productrice de formes et de mouvements coule sans interruption depuis la cause première. »On voit bien ici l’inconsistance de la pensée d’Albert et combien mal il arrive à intégrer le péripatétisme dans la pensée chrétienne.
Philosophie du Moyen Age. E. Bréhier. 1949.